par Yves Hersant
Texte de présentation de l’exposition Ecriture élémentaire, Galerie Otalia, Paris, 1990.
Il ne me semble pas indifférent qu'elle se nomme Biancofiore et se prénomme Angela. Car elle est d'abord une messagère: telle les créatures ailées qui, dans les Annonciations de la Renaissance, brandissent un lys immaculé en apportant la nouvelle d'une imminente Incarnation, je l'imagine en ambassadrice d'un monde sacré, dont elle laisse entrevoir les mystères sans jamais les divulguer. Angela, la bien nommée, est un peintre de l'entre-deux.
Entre l'intelligible et le sensible, voyez-la se mouvoir avec une aisance confondante: peu d'œuvres offertes à la vue sollicitent à ce point les autres sens — en particulier le tactile —, mais peu d'œuvres mettent en jeu des objets spirituels aussi abstraits, Dira-t-on de cette peinture, si puissamment matérielle, si voluptueusement attentive aux rugosités ou au nappé des supports et des enduits, qu'elle est une vigoureuse incitation à rêver sur les substances? Ou bien, fasciné par toute une efflorescence de signes graciles — pointes de flèche, improbables hiéroglyphes, lignes brisées, fragments d'alphabets perdus – , admirera-t-on plutôt une recherche de la pensée pure? Vieux problème de la locutio angelorum, déjà nos aïeux se demandaient si, pour communiquer avec les hommes, les anges procèdent modo spirituali ou per signa sensibilia…. En d'autres termes, non moins scolastiques, la question était de savoir s'ils nous parlent intuitivement, en imprimant dans nos esprits les espèces intelligibles, ou s'ils déploient matériellement le langage organique de la nature.
Par cette pédante allusion, je voudrais aussi suggérer (avant de prétendre le contraire) que cet art paradoxal recèle des trésors de culture. Issue du fond des âges, la peinture d’Angela semble s'être chargée chemin faisant de toutes les antiques sapiences. Pêle-mêle, elle ranime en nous le souvenir de traditions trop refoulées par une modernité conquérante: traditions juive et chrétienne, kabbalistique et hermétique; millénaires spéculations sur les quatre éléments dont le monde se compose, sémiotiques raffinées, quêtes magico-scientifiques du rapport des mots aux choses. A contempler l'«Arciere», ou « La Caduta», ou «Labirinto», ne croit-on pas replonger, plus ou moins inconsciemment, dans de très anciennes herméneutiques? Si caractéristiques qu'elles puissent être de notre XXe siècle finissant, de telles œuvres portent la marque de l'épistémè de la Renaissance. On songe, par exemple, à Claude Duret: «Toutes les créatures sont des notes, marques, caractères de Dieu, plongé occultement dedans elles, comme est le sens dans l'Ecriture, manifeste dedans l'obscurité de ses chiffres». Ou à l'inventif Tritheim, grand amateur d'écritures cryptées qu'il appelait «stéganographies». Ou au célèbre Agrippa, dont la Philosophie occulte allie à des considérations sur les éléments — leurs liens, leurs propriétés, leurs possibles métamorphoses — une audacieuse réflexion sur les figures et les nombres. Ou encore, à Emanuele Tesauro, l'auteur du Cannocchiale aristotelico, qui dans les dessins de la nature, depuis les zigzags de la foudre jusqu'aux fissures de la terre, lisait les desseins d'un Etre suprême. Et remontant plus haut dans le passé, jusqu'aux mythiques hiéroglyphes dont les humanistes de la Renaissance tentaient de trouver l'équivalent, on songe à ces messages codés qui intriguaient tant Hérodote.
Pourtant, Angela reste une messagère sans message; et de toutes ces connaissances accumulées, de cette étrange familiarité du déjà là, elle nous invite aussi à nous déprendre. Paradoxalement, dans le temps même où elle appelle la plus érudite des lectures, son œuvre exige la naïveté du non-savoir et l'émerveillement de l'ignorance. Œuvre crépusculaire si l'on veut, mais où le crépuscule du soir rejoint celui du matin: par son je‑ne-sais-quoi d'auroral, elle est proche des dessins d'enfants. Comme si, à mesure qu'elle multiplie les signes du vieillissement et de l'usure (effrangement de la toile, mise à nu des trames, chiffonnement du papier), elle retrouvait d'autant mieux l'extrême fraîcheur de l'in-fans. De cette peinture si économe de ses moyens, on pourrait dire la même chose que de nos premiers gribouillis, tels que les décrit Martine Bacherich: «Tout paraît pouvoir y faire inscription, le temps, la mort, sa propre naissance, l'intérieur du corps propre et de celui de la mère, la haine, la séparation, un secret, une question, et, comme en priorité, tout ce que l'enfant ne sait pas».
Aussi vieille que le monde, la peinture d'Angela est d'une angélique jeunesse.