Metamorphoses du soleil

Peintures: Angela Biancofiore
Musique: CODONA
Queens College, New York, avril 2003
Directeur de l’exposition: Peter Carravetta

Il s’agit d’un cycle de peintures exposées à Queens College, New York, avril, 2003.

Les métamorphoses du soleil

par Angela Biancofiore

La peinture mord la vie. La peinture mord la vie à pleines dents… La couleur pénètre la couleur pleinement fortement avidement chaotiquement

La couleur assoiffée de couleur

La ligne doit être libre rapide instantanée elle aussi mord dans la feuille la couleur

Il faut que la vitesse du trait dépasse la vitesse de la pensée. Couleur avec couleur mélangée sur la surface de la feuille. Le trait incarné. Le trait se fait chair bleue rouge jaune sur le théâtre de la feuille.

Comme flèche décochée

Comme éclair dans le ciel

Comme éruption volcanique

Comme débordement de fleuve

Comme houle qui ébranle la mer entière

Le trait maître absolu règne sur le champ incontaminé de la feuille

Je montre les signes

Les signes montent en moi

Débordent, se déversent sur la feuille

Signes de vie, de soleil,

d’accouchements, d’éruption, de cri, de dialogue, de chasse

poursuite, violence

Signes de mort-vie

naissance-destruction

ciel-terre

couleur froide-couleur chaude

la violence des éléments naturels s’exprime dans l’espace de la feuille

la violence de l’humain traverse la feuille

Mes signes-forces se développent dans l’espace, montrent attraction et répulsion, forces traduisant paroles, situations de communication ou d’incommunicabilité: dialogue et non-dialogue, cri, parole

Les signes véhiculent des forces cosmiques, la force des éléments: eau, terre, air, feu

Mes signes décrivent des orbites, résultat de tensions opposées centrifuges et centripètes, les signes-forces incarnent aussi des situations d’une angoisse extrême, de terreur: poursuite de proies, acharnement de prédateurs, la respiration de la proie et du prédateur.

Le moment de la lutte pour la survie est fondamental, nécessaire à la vie. Et comme tout ce qui est vital, m’intéresse, car mes signes ne racontent rien d’inessentiel, mais cherchent dans leur style dépouillé le fondement du bios, du pré-humain. L’humain est toujours rudimentaire, l’humanité du créateur. Ce qui rend visible ce qui est caché est justement le caractère rudimentaire de l’art, car l’artiste veut penser tout ce qui est. Mais il est rudimentaire de penser tout ce qui est. Pour être totale, l’image doit être rudimentaire. Edward Bond donne l’exemple des graffitis rupestres, des tatouages, du culte des morts. La création artistique est en rapport avec l’essentiel, la condition nue de l’humain, elle n’a peu de rapport avec la production esthétisante, la pratique de l’art est une confrontation, une lutte, une tauromachie, selon l’image de Leiris. Une pratique de l’écriture qui ne serait pas purement esthétique : Leiris voudrait écrire une œuvre qui soit “un équivalent de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule – en raison de la menace matérielle qu’elle recèle – confère une réalité humaine à son art”.

Face à la feuille blanche, à la toile blanche, je ne suis pas face à un vide, au contraire. Ce blanc de la toile ou du papier est déjà totalement colonisé, comme affirme Deleuze: “Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre”.

Anéantir les clichés, les automatismes de la perception qui empêchent de voir avec des yeux nouveaux. Il est difficile de commencer par le blanc surpeuplé de lieux communs, d’images stéréotypées provenant des media comme un flux ininterrompu.

L’isolement alors est nécessaire. Se barricader contre le flux qui colonise la pensée créative, contre les déchets médiatiques!

Beaucoup de temps et de pratiques sont nécessaires pour retrouver la créativité, la volonté d’activité symbolique que notre société tend à annuler.

Dans l’atelier par contre, le corps du peintre se libère, se confronte avec l’origine du corps de la lettre, avec le corps de l’écriture. Le corps du peintre qui œuvre sur la toile horizontale:" Les toiles réalisées sur le plan horizontal, territoire gouverné par le peintre, exposent tout ce qui est inclus dans ce poids du corps suspendu sur la pâte et sur la poussière: lien avec le sol, enracinement, communication en profondeur, solitaire. Les toiles érigées, comme murs et miroirs, proposent par contre une communication ouverte, solidaire, amicale" (Georges Raillard, Tàpies dans l’atelier).

Je peins sur la toile ou sur le papier posé sur le sol, peindre comme labourer, le sillon est le signe.

“Entre le corps et l’alphabet existe une relation profonde, un rapport systématique, surlequel se fondent différentes civilisations. Tàpies n’est pas étranger à ce “mystère laïque”, comme on peut le définir. C’est le lien qui unit un certain nu aux lettres A et B”.

Terre et peinture (1956) ou Rideau de fer et violon (1956)… Des œuvres de ce genre ne sont pas des métaphores, mais s’imposent à notre vue, à nos sens, grâce à ce qui vibre en elles du rythme d’un corps – esprit et matière antérieur à la séparation logique, unité récupérée dans la vision d’une Forme nouvelle, toujours en mouvement, d’une réitération de renaissances"

“Il y a la chambre … où se déroule l’activité artistique, avec le recueillement de l’énergie, la décision immédiate, la surprise et la reprise. Mais le travail réside dans la continuité, dans l’unité d’un mouvement de l’être entier – affections, engagements, culture, réflexions, intelligence, écriture, sensibilité à la fois, en même temps, celui de l’‘unique trait de pinceau’, comme disent les chinois”.

Pour Ernesto Sabato, l’artiste ressent plus que quiconque l’unité essentielle du monde. “Ces créateurs unissent, en général, à une hyperesthésie aiguë une intelligence supérieure et sont, fait caractéristique, incapables d’isoler leurs pensées de leurs sensations, ce qui n’est pas le cas des philosophes purs : et cela à cause peut-être de l’intensité énorme et parallèle de leurs sensations et de leurs émotions, à moins qu’ils ne ressentent plus que quiconque l’unité essentielle du monde”.

Lorsque je peins et j’inscris mes signes sur la feuille je pense à une chose et à son contraire, je ne peux pas m’empêcher de procéder par pôles opposés (naissance/destruction, vie/mort, dialogue/non-dialogue, lumière/obscurité).

Mes signes sont fondamentalement héraclitéens, des contraires dérive la plus belle harmonie …

Les signes-forces traduisent des tensions opposées: j’ai peint une déesse aux serpents, personnage qui tend à l’équilibre difficile entre deux pôles opposés, incarnés par les serpents.

Objectif fondamental de la peinture, rendre visible les forces qui ne le sont pas.

Dans les peintures de la série intitulée Les métamorphoses du soleil on peut reconnaître des embryons en formation, des cellules qui se reproduisent, unions, séparations, morts, renaissances continues.

Dans les signes apparaît évident le lien entre la reproduction et le mouvement des étoiles, les forces sexuelles de création et reproduction de la vie, forces sidérales de l’univers. La tension qui anime le cosmos-chaos. Désormais c’est connu, tous les systèmes tendent au chaos et à l’erreur, le cosmos ou ordre est de plus en plus une fiction intellectuelle.

Pour que la main puisse tracer le signe, traduire sur la surface le pur rythme du corps, il faut une pratique intensive, une répétition du même signe, qui ne sera jamais identique à lui-même. La répétition garantit l’épuration du signe, pour atteindre le caractère essentiel, l’élimination du superflu.

Ce qui reste est le signe nu, qui est en relation avec les forces cosmiques.

Le chaos émerge du mélange des couleurs. Le hasard gouverné du mélange de substances liquides, les encres, sur la surperficie du papier. Le signe sec tend à séparer, le signe liquide tend à la fusion des éléments, fusion et séparation continue, comme au seuil de la vie biologique (bios).

Mémoire du signe. Je peins ces signes car je suis grecque. J’appartiens au monde de la Méditerranée orientale, où le signe souvent coïncide avec le sceau.

Monde producteur de signes et écritures, commerce de lettres à bord de vaisseaux. Je suis crétoise, assyrienne, chypriote, babylonienne, égyptienne…J’ai parcouru la Méditerranée à la recherche de l’écriture en commun, j’ai retrouvé le cercle solaire, le labyrinthe, le minotaure, le bateau… les signes de l’humain. Accouplement, chasse, guerre, mort, vie.

Mes signes partent du monde des adorateurs du soleil, des chasseurs, des prédateurs pour arriver au monde de l’agriculture et du tissage. Mes signes sont l’incarnation du mythe, puisque “ce qui est mythique est réaliste et ce qui est réaliste est mythique” (Pasolini).

Peindre est une forme possible de résistance à une société de l’homologation où l’activité symbolique est anéantie, où le principe unique est le marché et la logique de la productivité.

Il y a quelques années je traçais des signes sur des surfaces terreuses, souvent ocre rouge ou ocre d’or, le signe était hiératique, gravé comme sur un rocher, stable. Maintenant le signe se déploie dans l’air, il n’adhère plus au sol vertical des pigments. A présent le signe se développe dans l’espace, il a acquis de la légèreté, il y a de l’air dans le trait, comme disent les peintres chinois. Mes signes luttent contre la force de gravité.

Une fois un ami – qui est aussi un sémioticien -, Jacques Geninasca, m’a écrit dans une lettre: “tes signes font penser aux lignes d’une main”. Cette image suggère une vérité importante pour moi, je cherche la ligne naturelle, le développement organique du signe, comme la croissance d’un organisme, d’un végétal.

Mes signes résistent à la domination d’une connaissance purement rationnelle du monde. Mes signes, synthèse de l’humain, défendent une connaissance intuitive du monde, dans une réalité assujettie à l’empire de la raison scientifique et technologique. Pourtant, même la science reconnaît l’importance de la connaissance intuitive.

Ernesto Sabato, de formation scientifique, s’oppose fermement à l’empire de la raison: “Le surréalisme m’apparut comme un feu purificateur contre une culture déshumanisée. On ne sera donc pas surpris que j’accorde dans ces fragments autant d’importance à la pensée mythopoétique et à l’homme que l’arrogance positiviste des Européens a qualifié de “primitif”. L’histoire ne fait jamais marche arrière, mais dans l’esprit tout va vers son contraire; et l’excès de scientisme nous conduit à son rejet”.

La science ne pourra pas donner de réponse à la question de l’existence humaine, dans la réflexion de Sabato la connaissance objective laisse alors la place à une connaissance tragique: “Face au froid musée des symboles algébriques, l’homme de chair se demandait à quoi pouvait servir ce gigantesque appareil de domination universelle s’il n’était pas capable d’apaiser ses angoisses devant le dilemme de la vie et de la mort. Face au problème de la quintessence des choses, fut posé le problème de l’existence de l’homme; et face à la connaissance objective on revendiqua la connaissance de l’homme, une connaissance tragique par sa nature même, étrangère à la raison”.

Le créateur se situe désormais dans le camp de la résistance: l’art, c’est ce qui résiste: “il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte” (Deleuze).

La création n’a pas d’autres fonction : être un flux qui se conjugue avec d’autres flux – tous les devenirs minoritaires du monde. Un flux, c’est quelque chose d’intensif, d’instantané et de mutant, entre une création et une destruction (Deleuze).

Ma peinture: un flux parmi d’autres flux, entre création et destruction.

Angela Biancofiore
Angela Biancofiore
Artiste et écrivain

Sa production artistique recouvre, en dehors de la peinture, la céramique, le papier mâché, la création d’assemblages et la sculpture en bronze.